La lecture, l'écoute ou la vision des médias est devenue une épreuve redoutable. Choix éditoriaux, angles rédactionnels, absence de sens critique, d'esprit de synthèse ou, plus simplement, de mémoire de ceux qui “fabriquent“ l'information, dressent un paysage de l'information contemporaine univoque, partiel, partial et, pour tout dire, dévasté.
Regarder, écouter et, trop souvent, lire les informations, suppose chez le citoyen qui se refuserait à n'être qu'un consommateur passif du spectacle du monde, une concentration, une culture, une mémoire et une capacité de résistance peu communes, seules susceptibles d'interpréter les opinions présentées comme des faits avérés, les erreurs, les à peu près et, surtout, les béances et les silences de l'information.
Une indépendance mise à mal de toutes parts
La mission de l'information devrait être de faire une sélection parmi les innombrables faits avérés, de relater ceux qui ont été choisis, en leur donnant une forme, une structure, une signification, c'est-à-dire en les intégrant notamment dans la chaîne de leurs causes probables et de leurs conséquences possibles.
En écrivant cela, je me dis que c'est partiellement cela qui est fait par l'essentiel des médias qui, après tout, collent avec le sens d'origine du mot informer : en latin, informare signifie former, façonner.
Et pour être formés ou façonnés, ce n'est rien de dire que, jour après jour, nous le sommes. Comme des bêtes de somme, en somme.
Pour s'en tenir à l'information en France, trois phénomènes l'altèrent qui peuvent se ramener au seul mot d'indépendance. Le monde des médias n'est pas indépendant du pouvoir politique, ni des lobbies ou des pouvoirs économiques et, par ailleurs, il est orphelin d'un pouvoir intellectuel qui semble s'être auto-dissous ou a été disqualifié et ne joue donc plus son rôle d'exigence et d'équilibre.
Une forme de censure est ainsi revenue, beaucoup plus subtile, mais tout aussi brutale que celle des années 60, quand il arrivait qu'Alain Peyrefitte, ministre de l'information, se fasse communiquer par avance le contenu des journaux télévisés. Aujourd'hui, plus besoin de ministère de l'information, un bon rédacteur en chef fait l'affaire, de manière moins voyante.
L'émergence de la soft censure
Comment fonctionne cette censure ? Elle tient, d'abord, à la familiarité entretenue par le pouvoir avec
les actionnaires des grands médias. Un mix d'amitiés réelles ou de
fréquentation, de vision partagée et d'intérêts communs, représentés
notamment par marchés publics, lie un homme comme Nicolas Sarkozy avec des industriels portant la double casquette de patrons de presse, comme
Jean-Luc Lagardère, Serge Dassault, Martin Bouygues, Vincent Bolloré,
Bernard Arnault ou François Pinault.
Dressez la liste des organes de presse écrite ou audiovisuelle dont sont actionnaires majoritaires ou minoritaires ces hommes et vous aurez compris que les choses sont liés et bien liées.
Cette “consanguinité“ au plus haut niveau est confirmée et verrouillée, à des niveaux plus modestes, par les relations nouées entre journalistes, hommes politiques, entrepreneurs, décideurs et vedettes de tout poil.
Comme tout cela ne saurait suffire, ce système de relations personnelles et de réseaux informels s'est enrichi d'évolutions structurelles, liées au financement des médias. La plus sensible est l'interpénétration de la gestion et des rédactions au sein de chaque entreprise. Elle prend plusieurs formes.
Du côté des dépenses, il s'agit depuis trente ans, non de travailler plus pour gagner plus, mais de faire plus avec moins. Les rédactions ont été drastiquement réduites. Il serait, par exemple, instructif de connaître le nombre des correspondants à l'étranger ou en province des organes de presse français et de les comparer avec qu'il était voici 20 ou 30 ans : dans un monde plus interdépendant que jamais, s'il n'a pas diminué de moitié, c'est qu'il a fondu des deux tiers ou des trois quarts.
Ajoutez les “progrès de la productivité“ : grâce à l'informatique et à la miniaturisation, le métier de journaliste a, le plus souvent, intégré celui de photographe, de cadreur, d'ingénieur du son, de maquettiste, d'infographiste et de secrétaire. Cette métamorphose a fait émerger de nouvelles caractéristiques dans le métier de journalistes. Qualités nouvelles. Nouveaux défauts, également.
Journalisme ou relations de presse ?
Ajoutez encore qu'ayant intégré le besoin d'économies des rédactions, les lobbies les plus divers (entreprises, ministères, services de presse des armées, etc) se sont dévoués pour “faciliter“ le travail des journalistes.
C'est ainsi qu'avec la bénédiction des rédactions en chefs, ils les “embarquent“ (comme on dit dans l'armée américaine), en assumant tout ou partie de leurs frais, pour des reportages, allant de la présentation d'un nouveau produit à la correspondance de guerre, qui ont plus une vocation plus promotionnelle qu'informationnelle.
Si cela suffit à transformer nombre de journalistes en enfants gâtés voire en goujats, cela ne contribue pas à les rendre indépendants, réellement curieux ou même à leur donner le temps de prendre du recul, d'analyser ce qu'ils voient. Les journalistes “embarqués“ de l'Elysée en savent quelque chose, ballottés d'un déplacement, d'un sujet l'autre, au rythme effréné et changeant de l'agenda présidentiel.
Ajoutez enfin que les abonnements aux agences de presse permettent
l'intégration facile et non-enrichie d'articles et de sujets prêts à
l'emploi, réalisés dans les mêmes conditions de “productivité“ que
les autres.
Du côté des recettes, le poids des annonceurs est évidemment très sensible. La palette est large de leurs interventions directes ou indirectes sur les rédactions, de la promotion de sujets ou d'angles à la communication d'informations, voire d'articles pré-machés et évidemment orientés, de la flatterie à la menace, de l'invitation à déjeuner d'un journaliste auquel on explique la vie, en passant par une impressionnante gamme de cadeaux ou d'avantages, jusqu'au retrait des budgets publicitaires aux organes les plus récalcitrants.
Dans ces conditions où le journalisme est conduit à un flirt dangereux avec la promotion ou les relations de presse, on comprendra aisément que l'exercice de la curiosité et de l'indépendance des journalistes et des rédactions relève de la quadrature du cercle, de la sainteté ou d'un goût pervers du sacrifice. L'autocensure gagne ainsi chaque jour, insidieuse, inconsciente ou subie par les journalistes comme par leur public.
On en finit ainsi par être rendus témoins d'un monde d'autant plus complexe qu'on se garde bien de l'expliquer, réduit à une suite pointilliste et surréaliste de faits divers et de mensonges “officiels“, plus curieux des exploits du XV de France, de ceux d'un pédophile ou d'un quelconque people, que du nombre de victimes de l'armée française en Afghanistan, du sens réel de la suppression des jachères en Europe, de la crise économique qui se prépare ou de l'importance des migrations mondiales en cours...
Il y a sans doute mieux à faire, et d'aucuns, notamment sur le net, s'y essaient, mais ça n'est pas simple :)
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