Dijon (cachet d'Altkirch)
9 août 1977
Alex,
Je suis depuis deux jours dans un petit hôtel. Content. Je ne parle à personne, à peine dois-je indiquer d'un mot à la serveuse ce que je veux manger.
Je lis des livres d'Histoire toute la journée. Ils me sont des tremplins parfaits pour le rêve.
Imagine un salon immense, très peu éclairé. Sur l'un des murs, une bibliothèque surchargée de manuscrits rangés à l'horizontale. Le soir se coule par grands pans derrière les fenêtres de la Cité Interdite. Les arbres se figent dans le silence du parc où circulent les fantômes des Empereurs Mandchous.
Dans un coin de la pièce, les deux hommes sont assis sur des canapés démesurés, moches, genre 1950 à pas cher. Derrière eux, deux ombres, les traducteurs.
Mao est tassé sur un des côtés de son siège, ses jambes touchent à peine terre. Le vieux magot, rond, massif, ressemble à une Pythie, avec cette voix rauque, comme inarticulée pour nos oreilles. De Gaulle, lui, s'est déployé comme un grand oiseau malade. Répudié par la France, il est allé trouver à Pékin un écho de sa légende.
Les deux vieillards se ressemblent et le savent. Chacun poursuit ses propres chimères et parle pour ses rêves: leurs monologues se tolèrent et se respectent comme deux parallèles.
S'ils s'étaient rencontrés, comme prévu en 69, cela aurait donné un tissu de politesses et de banalités extraites du florilège de chacun, traversé d'éclairs où l'humour sur soi de deux héros sûrs de leur dimension l'aurait disputé à un scepticisme tragique.
Je vois bien Mao dire : «L'Histoire est comme un poème que l'on écrit. Après l'effort, on croit avoir dominé les mots, mais en se relisant ou en écoutant les commentaires des lecteurs, on se rend compte que ce sont les mots qui vous ont dominé.»
Et De Gaulle, plissant les yeux comme on sourit, lâcher un : «Pourtant, votre doctrine tend à une conscience et à une maîtrise totale...»
A quoi Mao, couinant d'aise, aurait répondu : «L'homme peut, par sa seule volonté, gravir toutes les montagnes. Mais, au-dessus d'elles, il y a souvent des nuages...»
Voila à quoi je passe mes jours… Après tout, l'Histoire qu'on nous enseigne n'est elle pas un jeu perpétuel de déconstruction, de construction, d'invention? D'une certaine manière, en effaçant les gueules des purgés sur les photos officielles, les staliniens se contentent d'appliquer, ostensiblement et donc un peu plus maladroitement que d'autres, la règle qui fait du passé l'enfant furtif et changeant du présent.
Si l'Histoire a ses Lois que l'homme ne peut enfreindre, ce n'est sûrement pas à l'échelle d'une vie. Si elle était impérieuse pour chacun, aucune bataille n'était nécessaire à tous, aucune victoire, aucune défaite et l'on peut parler, en toutes occasions, d'accidents…
Je ne sais pas ce que l'Histoire retiendra de Mao ou De Gaulle, mais ils auront eu le mérite, à quel prix parfois, de faire rêver les hommes de ce dont ils ont rêvé.
On enferme toujours un homme dans un rôle, une fonction, fussent-ils ceux-là. Pourtant, vient toujours le moment où un Chef montre qu'il n'est pas dupe, où, au sens propre, il se trahit et trahit ses partisans qui vivent, eux, dans le domaine de la foi, quand lui relève du théâtre, au sens le plus noble du mot.
Le destin d'un Chef, c'est de croire à ce qu'il fait croire aux autres, mais en sachant qu'il ne s'agit, justement, que d'une croyance, c'est-à-dire de quelque chose à la fois absolu et absolument fragile.
Ce type de vies me bluffe, Alex, sans doute parce que le premier livre qu'on m'a donné n'était pas un recueil de contes de fées, mais un manuel d'Histoire illustré. En fait, il n'y a pas grande différence, sinon qu'à la fin des seconds, il reste toujours une page blanche qu'il nous incombe d'écrire.
Qu'écrirons-nous, Alex, sur cette page blanche? Je sais en tout cas que je préfèrerais être un beau monstre plutôt qu'un tiède. Et toi?
Tu me manques.
Gino.
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