Les économies modernes se sont dotées d’“indicateurs“, d'instruments de mesure qui leur permettent de se situer dans l'espace (quelles sont les performances d'un pays par rapport à d'autres ?) et dans le temps (quelle évolution d'année en année ?).
Ces instruments –innombrables-, dont les plus médiatisés, avec les indices d’inflation et de chômage, sont le PIB (produit intérieur brut) ou le “taux de croissance“, nous semblent aujourd'hui des outils objectifs, existant de toute éternité.
En réalité, ils donnent une vision partielle de la réalité et sont relativement récents : si l’on s’intéresse depuis longtemps à la richesse des Nations (An Inquiry into the nature and the causes of the wealth of nations, d’Adam Smith, date de 1776), on n’a pas tenu de véritables comptabilités nationales jusqu'au milieu du XXe siècle,.
Les premiers systèmes de comptabilité à l’échelle d’un pays datent de la Seconde Guerre mondiale, avec l'économiste britannique Keynes, puis avec Jan Tinbergen et Wassili Leontief, considérés comme les véritables inventeurs de la comptabilité nationale.
Au cours des années 50 et 60, la comptabilité nationale s'est développée et normée internationalement dans tous les pays développés.
Retenez bien ceci : ces chiffres qu'on nous rabâche comme étant l'alpha et l'oméga de notre prospérité, ces thermomètres que l’on brandit à répétition, on les ignorait il y a 60 ans. On vivait sans. Et sans doute pas si mal que ça.
Ce qu'on ne mesurait pas, on ne le qualifiait donc pas. Les concepts de “développement“ ou de “croissance“ n'existaient pas au sens où nous les connaissons aujourd’hui.
Ou veux-je en venir ? A cette idée simple, mais peu répandue : nos instruments de mesure actuels de l'économie ne sont ni sacrés, ni destinés à être éternels, ni à demeurer les seuls.
Ils correspondent, non à la “nature des choses“, mais à une vision et à une description partielle et forcément partiale de nos sociétés, qui date de moins d'un siècle. Ils sont, au sens propre, des instruments idéologiques.
PIB et Taux de croissance : des thermomètres insuffisants et trompeursLa croissance du PIB (produit intérieur brut) est l’alpha et l’oméga du discours politique, en France, comme en Europe et ailleurs. Depuis des dizaines d’années, elle est la mesure du progrès. Mais ces deux mots, croissance et progrès sont-ils toujours compatibles ?
Le PIB est l'addition mécanique de toute l'activité économique d'un pays, positive ou négative, porteuse de progrès, de richesse, de confort. Ou pas.
• Exemple caricatural, mais éclairant : un carambolage de voitures provoque X morts, Y blessés graves et des dégâts matériels. Catastrophe ? Oui et non.
On désincruste les voitures, on les remorque, on en répare certaines : pain-bénit pour les garagistes et les ferrailleurs. On enterre les morts : excellent pour les croque-morts. On soigne les blessés, on en pensionne à vie : les hôpitaux sont débordés, les maisons de repos se remplissent, et les experts en assurances se frottent les mains… Et tous leurs sous-traitants. Cet accident a contribué à l’évolution positive du PIB en générant de l’activité économique. Mais a-t-il généré du progrès, du bonheur ? Pour les bénéficiaires, c’est possible. Pour les victimes, pas vraiment.
• Autre exemple, moins sanglant. Vous achetez un meuble en bois. Son design, son façonnage, sa commercialisation génèrent de l’activité. Le PIB augmente. Mais personne ne compte dans ce calcul le coût réel de la croissance de l’arbre, matière première du meuble, ou de son remplacement. Théoriquement, tout le monde s’est enrichi, mais un arbre en moins, c’est du patrimoine, de la richesse en moins.Le PIB est un outil de mesure cohérent avec le monde de l'après-guerre, marqué par trois caractéristiques : une prééminence du matérialisme, orienté vers la production de masse et la consommation individuelle, dans un cadre d’abondance naturelle.
Dans les années 50, les concepts de surpopulation, de vieillissement démographique, d'épuisement des ressources naturelles non renouvelables, de pollution, de changements climatiques, n'effleuraient que les auteurs de science-fiction. Pas les économistes, ni les décideurs politiques.
A nouveaux modèles de société , nouveaux thermomètresAujourd'hui, le monde n'est évidemment plus celui des années 50 : il n'a ni les mêmes dimensions, ni les mêmes potentiels (les ressources naturelles menacent de s'épuiser), ni les mêmes marges de manœuvre (les émissions de CO2 menacent l’équilibre de la planète), ni le même sens du réel (l‘irruption de l’immatériel et du virtuel change notre perception et nos modèles), ni les mêmes capacités techniques, ni les mêmes objectifs.
Le modèle de société contemporain et, a fortiori, celui (ou ceux) vers lequel nous tendons à l’échelle d’une vie, n’est plus celui des années 50. Son évolution ne peut plus être calculée avec les seuls instruments développés il y a 60 ans.
Ce constat entraîne un premier débat, fondamental : comment caractériser le ou les modèles de société actuels et à quel(s) modèle(s) pouvons-nous aspirer, dans les trente ou cinquante ans qui viennent ?
En fonction des réponses apportées à ces questions, c’est-à-dire de l’idéologie qui nous conduit ou nous guidera, il nous faut d’autres instruments de mesure, en complément de ceux qui existent : comment mesurer l’“évolution“, le “progrès“, la “prospérité réelle“, le “bonheur“ et plus seulement la “croissance“ quantitative de nos sociétés ?
Comment mesurer mieux l'évolution de nos sociétés ?Et dès lors, que doit-on ou que peut-on mesurer ? D’abord, ce qui est quantifiable, c’est-à-dire l’activité, corrigée de ce qu’on appelle ses externalités positives ou négatives. Deux exemples :
• la production d’une usine polluante contribue à augmenter le PIB, mais participe également à l’augmentation des émissions de CO2, coûteuses à terme ; celle d'une entreprise agricole “normale“ contribue à l'épuisement des sols, à l'érosion, à la pollution et à l'assèchement des nappes phréatiques, également ruineuses à terme ;
• le travail d’un enseignant ou d’une femme au foyer augmentent marginalement le PIB, mais contribuent positivement à l’élévation du niveau d’éducation ou au bien-être d’un foyer, porteurs de conséquences positives et génératrices de richesses futures. Ces externalités positives ou négatives modifient la valeur réelle de notre prospérité : elles rendent nécessaires l'apprentissage de l'évaluation de l’immatériel (le bien-être, le bonheur, le progrès même) et de l’apparemment inquantifiable.
Il faut pour cela sélectionner, panéliser et valoriser des éléments quantifiables qui peuvent donner une mesure de l’immatériel.
Construire un nouvel indice (ou une batterie de nouveaux indices), c’est quantifier et donner une valeur (absolue et relative) à d’autres éléments que les flux monétaires ou la quantité de production et, notamment, aux axes prioritaires ou aux objectifs que se fixe la société à un moment M.
Depuis longtemps déjà, des organismes internationaux et des indépendants travaillent sur de nouveaux indices, moins mécaniques, plus complets, fondés non seulement sur la croissance quantitative, mais sur le progrès qualitatif, tenant compte, notamment, des impacts négatifs de l'activité économique.
A l'heure actuelle, un seul pays, le
Bhoutan, poursuit,
depuis 1972, un objectif alternatif et non quantitatif, celui du
Bonheur National Brut (BNB). Selon le premier ministre Lyonpo Jigmi Y
Thinley, « les quatre piliers du BNB sont le développement
socio-économique équitable et durable, la préservation et la promotion
des valeurs culturelles, la défense de la nature et la bonne
gouvernance ».
Ces idéaux sont certes inscrits dans la politique de
l’État, mais le gouvernement bhoutanais souhaite de plus en plus
mesurer, voire quantifier son progrès à l’aune de ces valeurs. Il a
fait, pour cela, appel à des spécialistes venus de plusieurs pays, dont
les canadiens du CRPI et l'association GPI Atlantic.
Très récemment, en septembre 2006, le nouveau gouvernement thaïlandais a manifesté son intérêt pour le concept de BNB.
Ci-dessous
un schéma éclairant : en gris, la croissance du PIB US, de 1950 À 2002
(GDP : Gross Domestic Production/PIB) ; en noir l’évolution du GPI
(GPI : Genuine Progress Indicator/Indice de Progrès Authentique).
Qu’est-ce
que le GPI ? C’est une mesure calculée sur la base du PIB, pondéré de
la manière suivante :
• on y ajoute la valeur du travail domestique
(faire la cuisine, le ménage, le gardiennage ou l'éducation de ses
enfants est un travail valorisable, mais non rémunéré, non valorisé
par la collectivité, non comptabilisé dans le PIB)
• à l’inverse, on en
retranche l’impact du crime, des crises familiales, de la pollution, de
la consommation de ressources naturelles non-renouvelables (au-delà du
charbon, du pétrole, le bois transformé en meuble est une valeur
ajoutée, mais l’arbre transformé en bois est une valeur retranchée),
des dommages environnementaux à long terme, du poids de la dette
extérieure, etc.
Nous sommes, en l’état, incapables de certifier la rigueur des
méthodes ou l’exactitude des calcul ayant abouti au schéma ci-dessus (pas plus
d’ailleurs qu'on est capables de certifier les comptes de la nation ou
l’exactitude du taux d’inflation en France), mais deux choses semblent
évidentes :
1• le PIB ou l’indice de
croissance ne reflètent pas le progrès réel (ou son absence) d'un
pays ou de l'ensemble des pays. On peut croître sans progresser, voire
en régressant, c’est ce qu’indique ce schéma.
2• nos comptabilités
nationales ne prennent en compte qu’une partie des éléments qui
constituent le véritable bilan de santé des pays.
Il est temps de s'en préoccuper.
Comment ouvrir le débat ?Pour la première fois, au cours de la dernière campagne présidentielle, la moitié des candidats du premier tour (Ségolène Royal, François Bayrou, José Bové et les autres candidats issus des collectifs anti-libéraux) ont évoqué –le plus souvent incidemment ou succintement- ces questions.
Il serait souhaitable qu'un débat se développe sur le contenu et les objectifs de notre modèle sociétal (trois exemples : plus de voitures et de camions ou plus de transports en commun et de ferroutage ? Plus de production agricole polluante des nappes phréatiques ou plus d'agriculture bio ? Plus d'effort de recherche sur les produits pétroliers ou sur l'énergie solaire ?, etc).
Idéalement, ce débat devrait être européen. Mais il serait souhaitable que l'Assemblée nationale et le gouvernement ou, à tout le moins, des organismes privés, dans le cadre d’une Fondation, s’emparent du sujet et prévoient la mise à l'étude et la création d'un indice s'inspirant de l'IDH (développé par les Nations Unies) ou du GPI, qui viendra compléter l'indice de croissance.
PS - Ce modèle sera-t-il exportable tel quel ? Est-ce même souhaitable ? Oui, si l'on considère qu'un indice doit permettre de situer l'évolution d'un pays avec d'autres.
Non, si l'on considère qu'un indice intégrant des éléments qualitatifs est le reflet de la vision propre d'une société sur elle-même et sur son avenir. En complément de données normées favorisant l'échange, il serait pertinent que chaque pays en vienne à produire son "propre" indice, reflet de sa culture, ses intérêts, ses objectifs.
Et, plutôt que de chercher à définir "LE" bon mode de développement, ne faut-il pas encourager des modèles différents et leur permettre de co-exister de façon harmonieuse.
Sources : Les canadiens du Centre de Recherches pour le Développement International (CRDI) et Osberg et Sharpe, le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) et, plus précisément, l'indice de développement humain (IDH), l’Association américaine Redefining Progress, les britanniques Friends Of The Earth, les français Bip 40, notamment, travaillent sur ces sujets.
Les commentaires récents