... Au matin, retournant se promener sur la plage, Alex Dayden vit le jeune homme au béret basque arpenter la grève d'un pas nerveux ; la mer frissonnante mourait à ses pieds, sans qu'il daignât lui accorder un regard.
Plus tard, il le revit encore, prenant inlassablement des instantanés de la mer, toujours différente, grise, bleue, noire et, vers le soir, sous le ciel rose, jade à l'écume dorée. La mer jamais pareille, comme une fugue de couleurs.
Un mot de Gino Pagliari lui revint : «Ramené aux mécanismes de la photo, le temps passé est souvent perçu comme au téléobjectif -tout apparaît comme si c'était hier, toute perspective est écrasée- et le temps à venir est capté au grand angle, il n'en ressort que les perspectives...»
En regardant le jeune homme opérer, il imagina le destin de ses photos. Après quelques mois, elles seraient classées dans un album ou un carton à chaussures. Les premières années, elles en seraient extraites de temps à autre, puis les visites s'espaceraient. Devenu homme, il ne les regarderait plus qu'à l'occasion d'un de ces déménagements dont on profite pour faire affleurer des souvenirs enfouis au fond des placards.
Avec le temps, ces occasions ne lui serviraient plus qu'à en embrasser furtivement l'amoncellement, sans désir véritable d'en savoir plus sur cet autre, ces autres qu'il avait été et dont les traces gisaient là. Il déchiffrerait au hasard des noms écrits d'une calligraphie ancienne: Beyrouth, Balbec, Cabourg 1980, marqués au feutre sur une des boîtes, il l'effleurerait comme s'il s'était essuyé le front et les souvenirs lui reviendraient par vagues.
Plus tard encore, devenu vieux, ses enfants fouilleraient un jour dans ces cartons encombrants, pour faire de la place, et l'un d'eux s'étonnerait de cette série de marines. Lui les prendrait entre ses mains, les regarderait un instant, émettrait un vague : «Oui, très différentes les unes des autres…» Puis, ne se souvenant plus des raisons -toutes techniques au demeurant : il essayait seulement d'étalonner le posemètre de son appareil de photo- qui l'avaient poussé à prendre cette accumulation de clichés : «Tu vois, ces vues de la mer sont comme un visage, toujours la même et toujours différente, chaque instant, elle est autre et c'est bien pourtant la même.»
Puis il n'y penserait plus, n'imaginerait jamais avoir trouvé la raison même de la fascination éprouvée lors de la prise de vue, à laquelle, sur le moment, il n'avait pas réfléchi...
Alex songeait que nombre de ses actions quotidiennes ne prendraient ainsi leur sens que bien plus tard et peut-être sans qu'il s'en doute. «On ne prend conscience de la mort qu'une seule fois, après avoir vécu une infinité d'existences… Curieuse aptitude à devenir étranger à soi, plusieurs fois au cours d'une vie…»
Les mots de Raynouard et de Gino sur l'eau qui coule, toujours pareille, jamais pareille, lui revinrent en mémoire. Jusque là, il n'avait jamais pensé à les rapprocher : l'un cherchait la permanence des choses, l'autre leur évolution.
Lui s'était assis entre ces deux-là qui, d'une même image, tiraient chacun un enseignement différent. «Entre une pensée qui divise et une pensée qui réunit, laquelle faut-il choisir?»
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