Pépito était un homme simple, avec un surnom d’enfant qui lui était resté :
“Quand j’étais petit, on m’appelait Pépito. A l’adolescence, on m‘a appelé Pepe. A trente cinq ans, Señor Pepe, à cinquante, Don Pepe,
Maintenant, je suis vieux, diminué, rabougri et, comme un vieillard n’est jamais qu’un enfant qui a son futur derrière lui, on m’appelle de nouveau Pépito.“
Il vivait à la campagne. Il l’aimait, sa campagne, avec ses montagnes au bout de l’horizon, seulement visibles les jours sans nuages, ses prés vallonnés comme les hanches de l’aimée et ses petits champs, lentement traversés par des équipages de bœufs tirant des socs antiques.
Il n’en connaissait pas d’autre, sinon par les photos des magazines et les images de la télé, mais il trouvait que sa campagne lui convenait tout à fait. “Pourquoi les gens partent-ils de chez eux et enferment les paysages de leur enfance au fond de leur tête ? Parce qu’ils sont malheureux, sans doute. Parce qu’ils ont faim. Parce qu’ils croient qu’on leur cache la beauté du monde. Parce qu’on leur montre des images trompeuses du bonheur…“
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Pépito ne connaissait pas grand-chose des grandes capitales. Il pensait que les hommes étaient fous de se coller les uns aux autres sans même s’aimer. Ils s’entassaient dans les villes, quand il y avait tant de place à la campagne, et leur souffle, celui de leurs voitures, de leurs usines, colorait le ciel d’une couleur mauvaise.
“Un jour, leur ciel déteindra sur eux, ils deviendront gris et jaunes comme lui. Ils en auront le souffle coupé. Pourquoi font-il cela ? Pourquoi ne reviennent-ils pas dans les campagnes de leurs ancêtres ?“
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Le soir, après son travail, Pépito s’asseyait sur une chaise aussi vieille que lui et il restait silencieux. Ses yeux devenaient deux traits, mais il ne dormait pas, enfin, pas toujours : il réfléchissait. Il pensait que les paroles sont inutiles. Il avait souvent été trompé par les paroles des autres et les siennes, il savait que le vent les avait emportées. Il se disait que les mots doivent d’abord servir à mettre en ordre sa propre pensée.
Dans ces moments-là, sa femme le regardait à la dérobée, et secouait la tête, pour elle-même, comme pour se dire tendrement qu’il était dans son monde à lui. Loin d’elle. Et elle se souvenait des jours anciens où, dans un souffle, il lui disait des mots d’amour.
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De temps à autre, Pépito pensait à son ami Paquito. Ils avaient grandi ensemble et, ensemble, ils avaient tout découvert de la vie. Ils étaient si proches que quand l’un ouvrait la bouche, l’autre terminait la phrase. A l’adolescence, Paquito regrettait parfois que Pépito ne soit pas une femme : “Je t’aurais épousé, on aurait été heureux.“ Pépito lui prenait alors la main en rougissant. Et ils s’embrassaient.
Ils s’aimaient, mais, devenu grand, Paquito fut attiré, comme une luciole, par la ville. Ils se revirent plusieurs fois. Souvent d’abord, puis rarement, puis plus du tout. A chaque visite, le Paquito de la ville était plus différent. Il disait des choses que Pépito ignorait, mais pas pour les lui apprendre, pour se vanter. Ils essayaient de parler comme autrefois, l’un commençant une phrase, mais l’autre ne savait plus comment la finir.
Un jour, Paquito arriva, cintré dans un costume, portant cravate. Il ressemblait à une image, pas au vrai Paquito. Pépito se moqua gentiment de lui. Paquito le prit mal et Pépito vit dans le regard de son ami une lueur de mépris. Il en fut si affecté, qu’aucun mot ne sortit de sa bouche pour exprimer sa peine. Après cet incident muet, ils parlèrent de choses indifférentes. Pour remplir le silence.
Lorsque Paquito repartit, il sut qu’il ne le reverrait plus. Il l’enferma, avec son beau visage, dans une case de sa mémoire, dont Paquito ne sortit plus jamais.
Pépito apprit un jour que son ami avait réussi à la ville. Puis, un autre jour, qu’il était ruiné. Puis un jour, enfin, qu’il était mort. Il pleura sur les amitiés mortes et sur ses illusions d’antan. Et sur cette vie, -celle de Paquito- dont il était peut-être le seul à se souvenir, enfermée désormais dans un cercueil, au fond d’un cimetière de la grande ville, et là, tout près, dans un coin de sa tête.
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“Que faire ? se demandait Pépito. Le vaste monde est devenu un grand magasin où chacun, femme ou homme, enfant ou vieillard, région ou nation tient échoppe. “Aimez-moi, désirez-moi mais, surtout, achetez-moi“, murmure ou crie chacun sur le seuil de sa petite boutique.
“La plupart sont misérables, de mauvaise mine, parfois ballonnés par la faim, à demi-nus, sans toit. Ils puent la pauvreté. Mais d’autres puent l’abondance, jettent, avec délectation ou mépris, l’argent par les fenêtres. Ensemble, ils saccagent le monde, le remplissent d’excréments, l’étouffent, le rendent invivable..
“Quelques-uns, parés comme des rois ou affectant la simplicité, dirigent ou prétendent conduire tout ce petit monde. Mais ils sont comme les rois des baleines, ils savent seulement précipiter leurs ouailles vers un mur de sable.
“Que faire pour sauver ce monde ?“
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“Tu sais, mon fils“, avait dit un jour Pépito, il y a bien longtemps, “avec ta mère, quand nous avons su que tu allais venir, nous avons décidé que tu serais le sauveur du monde…“ L’enfant avait planté ses yeux bleus dans ceux de son père, sans comprendre... (à suivre)
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